Un grand Muséum de France
ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 20.09.03 LE MONDE


Y aurait-il parmi nos hommes politiques oeuvrant pour l'écologie un biohistorien ayant le sens du devoir de mémoire envers la biosphère ?
SANS que l'on puisse en imputer la faute à tel ou tel de nos philosophes, la relation homme-nature est généralement pensée sur le mode de l'opposition, engendrant la non moins triviale dichotomie nature-culture. Il en est ainsi des biens matériels, vivants ou non, que nos sociétés devraient se transmettre comme une richesse commune, un précieux héritage : il y a le « patrimoine culturel », il y a le « patrimoine naturel ».
Nul ne penserait sérieusement à remettre en cause cette partition consacrée par tous, par les services publics et tout un chacun. Enfin... par presque tous car, chez beaucoup d'usagers de la nature, l'expression « milieu naturel » rencontre quelque incompréhension justifiée.
Les lieux-dits naturels doivent presque toujours leur état à l'action de l'homme : que devient une prairie qui n'est plus fauchée ou pâturée ! Le mot « gestion » est aujourd'hui le plus usité par nos « environnementalistes » dans les institutions de formation, les associations ou les administrations concernées, au risque de provoquer... une indigestion.
Plus avertis ou plutôt théoriciens, certains osent même réclamer une mémoire technique des lieux, en évoquant nos « technotopes » les plus remarquables, avec l'assentiment des historiens, des archéologues, des ethnologues, des écologues ou des agriculteurs.
Y aurait-il quelque intérêt à mieux comprendre les technotopes pour gérer la matière vivante immobilière ? Existerait-il une voie politique, nourrie de culture naturaliste, évitant les pièges de la biotechnocratie ou d'une écologie misanthrope ?
En observant la distinction meuble-immeuble, toujours en usage pour l'administration des Monuments historiques, il est une catégorie d'objets meubles - parfois immeubles par destination - pour laquelle la dichotomie nature-culture semble être vraiment préjudiciable à leur conservation. Il s'agit des collections d'histoire naturelle, véritables oubliées de la mise en mémoire du patrimoine matériel. Les herbiers ou les animaux naturalisés des muséums ont en effet ceci de particulier, voire de paradoxal, qu'ils n'ont jamais été considérés comme partie constituante du patrimoine naturel en raison de la perte de vie des êtres collectionnés, pas plus qu'ils n'ont été vraiment perçus comme élément du patrimoine culturel du fait de la trop évidente origine biologique des êtres rassemblés.
Ceux-ci ont été naturalisés afin surtout de faire progresser les connaissances systématiques, floristiques et faunistiques. Aujourd'hui, ces collections acquièrent en plus une évidente dimension patrimoniale en témoignant d'un état des lieux passé de la biodiversité.
Dans les pays d'ancienne tradition naturaliste, grâce aux collections et moyennant la volonté d'en réaliser des inventaires, les papillons sont ainsi le groupe zoologique qui offre le plus de matériaux historiques, permettant de quantifier l'érosion de la richesse spécifique et de tenter de comprendre les phénomènes d'extinction.
Non seulement cette nouvelle biologie de la conservation tarde à pénétrer en France, mais des menaces pèsent plus que jamais sur ses propres collections, au sortir de deux décennies d'écologie sainte-nitouche peu encline à valoriser le travail de naturalisation.
Au Muséum national d'histoire naturelle, que nous réservent boutique et arrière-boutique derrière la vitrine de la Grande Galerie de l'évolution ? Il n'est que de visiter le laboratoire d'entomologie. La moyenne d'âge des chercheurs, la vétusté des locaux, la poussière et l'entassement des boîtes d'insectes sont éloquents. Des dizaines de millions d'échantillons collectés depuis plus de deux siècles dans le monde entier sont à la merci d'une étincelle, et seront peut-être bientôt dispersés !
Y aurait-il parmi nos hommes politiques oeuvrant pour l'écologie un biohistorien ayant le sens du devoir de mémoire envers la biosphère ? Au pays de Lamarck et de Fabre, il manque un grand projet : un grand Muséum de France pour retrouver la place qui devrait être la sienne en vertu de la richesse de notre biopatrimoine.
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par Christian Perrein

Docteur en histoire des sciences
Président de l'Atlas entomologique Régional à Nantes